List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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dedans, et s’y était trouvé assis en face de Mme Cottard qui faisait
sa tournée de visites «de jours» en grande tenue, plumet au chapeau,
robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs
nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait à
pied d’une maison à l’autre, dans un même quartier, mais pour passer
ensuite dans un quartier différent usait de l’omnibus avec
correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la
gentillesse native de la femme eût pu percer l’empesé de la petite
bourgeoise, et ne sachant trop d’ailleurs si elle devait parler des
Verdurin à Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente,
gauche et douce que par moments l’omnibus couvrait complètement de son
tonnerre, des propos choisis parmi ceux qu’elle entendait et répétait
dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les étages dans une
journée:

—«Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement
comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait
courir tout Paris. Eh bien! qu’en dites-vous? Etes-vous dans le camp
de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment? Dans tous
les salons on ne parle que du portrait de Machard, on n’est pas chic,
on n’est pas pur, on n’est pas dans le train, si on ne donne pas son
opinion sur le portrait de Machard.»

Swann ayant répondu qu’il n’avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut
peur de l’avoir blessé en l’obligeant à le confesser.

—«Ah! c’est très bien, au moins vous l’avouez franchement, vous ne
vous croyez pas déshonoré parce que vous n’avez pas vu le portrait de
Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l’ai
vu, les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu
léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle
ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais
je dois vous l’avouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin
de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon
Dieu je reconnais les qualités qu’il y a dans le portrait de mon mari,
c’est moins étrange que ce qu’il fait d’habitude mais il a fallu qu’il
lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement
le mari de l’amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le
très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis s’il est
nommé à l’Académie (c’est un des collègues du docteur) de lui faire
faire son portrait par Machard. Évidemment c’est un beau rêve! j’ai
une autre amie qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. Je ne suis
qu’une pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur comme
science. Mais je trouve que la première qualité d’un portrait, surtout
quand il coûte 10.000 francs, est d’être ressemblant et d’une
ressemblance agréable.»

Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette,
le chiffre de son porte-cartes, le petit numéro tracé à l’encre dans
ses gants par le teinturier, et l’embarras de parler à Swann des
Verdurin, Mme Cottard, voyant qu’on était encore loin du coin de la
rue Bonaparte où le conducteur devait l’arrêter, écouta son cœur qui
lui conseillait d’autres paroles.

—Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le
voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de
vous.

Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n’était jamais proféré
devant les Verdurin.

—D’ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et c’est tout
dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien
longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n’est pas en mal.
Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de
Swann?

Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d’ailleurs
aucune mauvaise pensée sous ce mot qu’elle prenait seulement dans le
sens où on l’emploie pour parler de l’affection qui unit des amis:

—Mais elle vous adore! Ah! je crois qu’il ne faudrait pas dire ça de
vous devant elle! On serait bien arrangé! A propos de tout, si on
voyait un tableau par exemple elle disait: «Ah! s’il était là, c’est
lui qui saurait vous dire si c’est authentique ou non. Il n’y a
personne comme lui pour ça.» Et à tout moment elle demandait:
«Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait
un peu! C’est malheureux, un garçon si doué, qu’il soit si paresseux.
(Vous me pardonnez, n’est-ce pas?)» En ce moment je le vois, il pense
à nous, il se demande où nous sommes.» Elle a même eu un mot que j’ai
trouvé bien joli; M. Verdurin lui disait: «Mais comment pouvez-vous
voir ce qu’il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues
de lui?» Alors Odette lui a répondu: «Rien n’est impossible à l’œil
d’une amie.» Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous
flatter, vous avez là une vraie amie comme on n’en a pas beaucoup. Je
vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul.
Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les
veilles de départ on cause mieux): «Je ne dis pas qu’Odette ne nous
aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pèserait pas lourd
auprès de ce que lui dirait M. Swann.» Oh! mon Dieu, voilà que le
conducteur m’arrête, en bavardant avec vous j’allais laisser passer la
rue Bonaparte... me rendriez-vous le service de me dire si mon
aigrette est droite?»



Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main
gantée de blanc d’où s’échappa, avec une correspondance, une vision de
haute vie qui remplit l’omnibus, mêlée à l’odeur du teinturier. Et
Swann se sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme
Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu’il
éprouvait pour cette dernière n’étant plus mêlé de douleur, n’était
plus guère de l’amour), tandis que de la plate-forme il la suivait de
ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte,
l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son
en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre,
laissant baller devant elle son manchon.

Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour
Odette, Mme Cottard, meilleur thérapeute que n’eût été son mari, avait
greffé à côté d’eux d’autres sentiments, normaux ceux-là, de
gratitude, d’amitié, des sentiments qui dans l’esprit de Swann
rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes,
parce que d’autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer),
hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée
d’affection paisible, qui l’avait ramené un soir après une fête chez
le peintre boire un verre d’orangeade avec Forcheville et près de qui
Swann avait entrevu qu’il pourrait vivre heureux.

Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être
épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il
sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à
lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour
correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester
amoureux. Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre
personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on
n’est plus. Parfois le nom aperçu dans un journal, d’un des hommes
qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redonnait de la
jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu’il
n’était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tant
souffert—mais aussi où il avait connu une manière de sentir si
voluptueuse,—et que les hasards de la route lui permettraient
peut-être d’en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés,
cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme au
morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier
moustique prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin.
Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie d’où il
sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en
avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, il
s’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus; il aurait voulu apercevoir
comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de
quitter; mais il est si difficile d’être double et de se donner le
spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder, que
bientôt l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus
rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les
verres; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu, qu’il
serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait, avec
l’incuriosité, dans l’engourdissement, du voyageur ensommeillé qui
rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent
l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays, où il a si longtemps
vécu et qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un
dernier adieu. Même, comme ce voyageur s’il se réveille seulement en
France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que
Forcheville avait été l’amant d’Odette, il s’aperçut qu’il n’en
ressentait aucune douleur, que l’amour était loin maintenant et
regretta de n’avoir pas été averti du moment où il le quittait pour
toujours. Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la première fois
il avait cherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu
si longtemps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce
baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses
adieux, pendant qu’elle existait encore, à cette Odette lui inspirant
de l’amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances
et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la
revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en
dormant, dans le crépuscule d’un rêve. Il se promenait avec Mme
Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il ne pouvait
identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un
chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut,
tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et
redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà

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