List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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gens exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de l’école du
Louvre lui parlât: «Je préfère cent fois les Verdurin, lui
répondait-il.» Et, avec une solennité qui était nouvelle chez lui: «Ce
sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule
chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il n’y a que deux
classes d’êtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivé à un
âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui on veut
aimer et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu’on aime et, pour
réparer le temps qu’on a gâché avec les autres, ne plus les quitter
jusqu’à sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette légère émotion qu’on
éprouve quand même sans bien s’en rendre compte, on dit une chose non
parce qu’elle est vraie, mais parce qu’on a plaisir à la dire et qu’on
l’écoute dans sa propre voix comme si elle venait d’ailleurs que de
nous-mêmes, le sort en est jeté, j’ai choisi d’aimer les seuls cœurs
magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimité. Tu me demandes
si Mme Verdurin est véritablement intelligente. Je t’assure qu’elle
m’a donné les preuves d’une noblesse de cœur, d’une hauteur d’âme où,
que veux-tu, on n’atteint pas sans une hauteur égale de pensée. Certes
elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce n’est peut-être pas
là qu’elle est le plus admirable; et telle petite action
ingénieusement, exquisement bonne, qu’elle a accomplie pour moi, telle
géniale attention, tel geste familièrement sublime, révèlent une
compréhension plus profonde de l’existence que tous les traités de
philosophie.»

Il aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens amis de ses
parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse
aussi épris d’art, qu’il connaissait d’autres êtres d’un grand cœur,
et que, pourtant, depuis qu’il avait opté pour la simplicité, les arts
et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne
connaissaient pas Odette, et, s’ils l’avaient connue, ne se seraient
pas souciés de la rapprocher de lui.

Ainsi il n’y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un
seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et
pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas,
non seulement il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné
celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection
trop particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la
confidente quotidienne: sans doute la discrétion même avec laquelle il
usait de l’hospitalité des Verdurin, s’abstenant souvent de venir
dîner pour une raison qu’ils ne soupçonnaient pas et à la place de
laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez
des «ennuyeux», sans doute aussi, et malgré toutes les précautions
qu’il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive
qu’ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela
contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en
était autre. C’est qu’ils avaient très vite senti en lui un espace
réservé, impénétrable, où il continuait à professer silencieusement
pour lui-même que la princesse de Sagan n’était pas grotesque et que
les plaisanteries de Cottard n’étaient pas drôles, enfin et bien que
jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre
leurs dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l’y convertir
entièrement, comme ils n’en avaient jamais rencontré une pareille chez
personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux
(auxquels d’ailleurs, dans le fond de son cœur, il préférait mille
fois les Verdurin et tout le petit noyau) s’il avait consenti, pour le
bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c’est une
abjuration qu’ils comprirent qu’on ne pourrait pas lui arracher.

Quelle différence avec un «nouveau» qu’Odette leur avait demandé
d’inviter, quoiqu’elle ne l’eût rencontré que peu de fois, et sur
lequel ils fondaient beaucoup d’espoir, le comte de Forcheville! (Il
se trouva qu’il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui
remplit d’étonnement les fidèles: le vieil archiviste avait des
manières si humbles qu’ils l’avaient toujours cru d’un rang social
inférieur au leur et ne s’attendaient pas à apprendre qu’il
appartenait à un monde riche et relativement aristocratique.) Sans
doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne l’était
pas; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des
Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il n’avait pas cette
délicatesse de nature qui empêchait Swann de s’associer aux critiques
trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens
qu’il connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le
peintre lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur
que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l’un et
l’autre, trouvait facilement des excuses mais n’avait pas le courage
et l’hypocrisie d’applaudir, Forcheville était au contraire d’un
niveau intellectuel qui lui permettait d’être abasourdi, émerveillé
par les unes, sans d’ailleurs les comprendre, et de se délecter aux
autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista
Forcheville, mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses
qualités et précipita la disgrâce de Swann.

Il y avait, à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la
Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et
si ses fonctions universitaires et ses travaux d’érudition n’avaient
pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu
souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de
la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l’objet de leurs
études, donne dans n’importe quelle profession, à certains hommes
intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs
de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d’esprits
larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait, chez Mme
Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu’il y avait de plus
actuel quand il parlait de philosophie et d’histoire, d’abord parce
qu’il croyait qu’elles ne sont qu’une préparation à la vie et qu’il
s’imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu’il n’avait
connu jusqu’ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que,
s’étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect
de certains sujets, il croyait dépouiller l’universitaire en prenant
avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles,
que parce qu’il l’était resté.

Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la
droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le «nouveau» de grands
frais de toilette, lui disait: «C’est original, cette robe blanche»,
le docteur qui n’avait cessé de l’observer, tant il était curieux de
savoir comment était fait ce qu’il appelait un «de», et qui cherchait
une occasion d’attirer son attention et d’entrer plus en contact avec
lui, saisit au vol le mot «blanche» et, sans lever le nez de son
assiette, dit: «blanche? Blanche de Castille?», puis sans bouger la
tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains
et souriants. Tandis que Swann, par l’effort douloureux et vain qu’il
fit pour sourire, témoigna qu’il jugeait ce calembour stupide,
Forcheville avait montré à la fois qu’il en goûtait la finesse et
qu’il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté
dont la franchise avait charmé Mme Verdurin.

—Qu’est-ce que vous dites d’un savant comme cela? avait-elle demandé à
Forcheville. Il n’y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes
avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital?
avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être
ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu’il va falloir que je
demande à m’y faire admettre.

—Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie
de Blanche de Castille, si j’ose m’exprimer ainsi. N’est-il pas vrai,
madame? demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés,
précipita sa figure dans ses mains d’où s’échappèrent des cris
étouffés.

«Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses
s’il y en a autour de cette table, sub rosa... Je reconnais d’ailleurs
que notre ineffable république athénienne—ô combien!—pourrait honorer
en cette capétienne obscurantiste le premier des préfets de police à
poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa voix bien
timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une objection de M.
Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester
la sûreté d’information ne laisse aucun doute à cet égard. Nulle ne
pourrait être mieux choisie comme patronne par un prolétariat
laïcisateur que cette mère d’un saint à qui elle en fit d’ailleurs
voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard; car avec
elle chacun en prenait pour son grade.

—Quel est ce monsieur? demanda Forcheville à Mme Verdurin, il a l’air
d’être de première force.

—Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est célèbre
dans toute l’Europe.

—Ah! c’est Bréchot, s’écria Forcheville qui n’avait pas bien entendu,
vous m’en direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur l’homme
célèbre des yeux écarquillés. C’est toujours intéressant de dîner avec
un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez-là avec des
convives de choix. On ne s’ennuie pas chez vous.

—Oh! vous savez ce qu’il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin,
c’est qu’ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu’ils
veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce
soir, ce n’est rien: je l’ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant, à
se mettre à genoux devant; eh bien! chez les autres, ce n’est plus le
même homme, il n’a plus d’esprit, il faut lui arracher les mots, il
est même ennuyeux.

—C’est curieux! dit Forcheville étonné.

Un genre d’esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour
stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien

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