List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son
amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles
se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches
comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux.
Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le
corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur
laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. Mlle
Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas
sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement
de le remarquer:

—«Oh! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a
pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa
place.»

Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon
père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans
doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui
répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses
liturgiques:

—«Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter.
Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau,
s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe.»

Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche: «Voyons,
voyons», qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent
dictées par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu
lui causer (évidemment c’était là un sentiment qu’elle s’était
habituée, à l’aide de quels sophismes? à faire taire en elle dans ces
minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne
pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie
cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en
répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre,
paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne, une forme
particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse
qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait
du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une
personne si implacable envers un mort sans défense; elle sauta sur les
genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme
elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices
qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant
à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit
la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec
cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle
avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction
dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.

—«Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur?»
dit-elle en prenant le portrait.

Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne
pus entendre.

—«Oh! tu n’oserais pas.»

—«Je n’oserais pas cracher dessus? sur ça?» dit l’amie avec une
brutalité voulue.

Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las,
gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la
fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que
pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce
qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire.

Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à
cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon
cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à
fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du
mal était si entière qu’on aurait eu de la peine à la rencontrer
réalisée à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique; c’est
à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la
lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille
faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour
elle; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la
vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de
sadisme, une fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que
ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les volontés de son père
mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d’un
symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf; ce que sa conduite aurait
de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à
elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence,
dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans
doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal,
ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne
lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se
distinguerait même pas d’elle; et la vertu, la mémoire des morts, la
tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne
trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de
l’espèce de Mlle Vinteuil sont des être si purement sentimentaux, si
naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque
chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent
à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants
qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à
avoir eu un moment l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse
et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien
elle l’eût désiré en voyant combien il lui était impossible d’y
réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son père, ce
qu’elle me rappelait c’était les façons de penser, de dire, du vieux
professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu’elle
profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait
entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement, c’était la
ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’il lui
avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité qui
interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie,
une mentalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le
connaître comme quelque chose de très différent des nombreux devoirs
de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce n’est pas le
mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable;
c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle
s’y adonnait il s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui
le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle
finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par
l’identifier au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie
n’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au
moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins
avait-elle le plaisir d’embrasser sur son visage, des sourires, des
regards, feints peut-être, mais analogues dans leur expression
vicieuse et basse à ceux qu’aurait eus non un être de bonté et de
souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait
s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués
avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en
effet ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père.
Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si
extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d’émigrer, si
elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette
indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques autres noms
qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.

S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une
autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était
longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand on
semblait entrer dans une série de beaux jours; quand Françoise
désespérée qu’il ne tombât pas une goutte d’eau pour les «pauvres
récoltes», et ne voyant que de rares nuages blancs nageant à la
surface calme et bleue du ciel s’écriait en gémissant: «Ne dirait-on
pas qu’on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en
montrant là-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien à faire pleuvoir
pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blés seront poussés,
alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans
discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c’était sur
la mer»; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses
favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner:
«Demain s’il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes.» On
partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et
on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle
aigu, remplie de graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes
passaient la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me
semblaient dériver ses particularités curieuses et sa personnalité
revêche, et qu’on chercherait en vain dans le Combray d’aujourd’hui où
sur son tracé ancien s’élève l’école. Mais ma rêverie (semblable à ces
architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un
jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les traces d’un chœur
roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait être au XIIe
siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et
«restitue» la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces
reconstitutions, des données plus précises que n’en ont généralement
les restaurateurs: quelques images conservées par ma mémoire, les
dernières peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à
être bientôt anéanties, de ce qu’était le Combray du temps de mon
enfance; et parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de
disparaître, émouvantes,—si on peut comparer un obscur portrait à ces
effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner des
reproductions—comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de
Gentile Bellini dans lesquels l’on voit en un état qui n’existe plus

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