List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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longuement causé avec M. Vinteuil, à qui, jusque-là il n’adressait pas
la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s’il n’enverrait
pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C’était une invitation qui,
il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le
remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé
par eux, à ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de
Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si
honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il valait peut-être mieux
ne pas s’en servir, pour avoir la douceur toute platonique de le
conserver.

—«Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec
la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies
bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle
laide et sotte. Quel homme exquis! Quel malheur qu’il ait fait un
mariage tout à fait déplacé.»

Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et
dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle
et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec
M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances
auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en
braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il
n’était pas contrevenu à Montjouvain. M. Vinteuil n’envoya pas sa
fille chez Swann. Et celui-ci fût le premier à le regretter. Car
chaque fois qu’il venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait qu’il
avait depuis quelque temps un renseignement à lui demander sur
quelqu’un qui portait le même nom que lui, un de ses parents,
croyait-il. Et cette fois-là il s’était bien promis de ne pas oublier
ce qu’il avait à lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à
Tansonville.

Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue des deux
que nous faisions autour de Combray et qu’à cause de cela on la
réservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise
était assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des
bois de Roussainville dans l’épaisseur desquels nous pourrions nous
mettre à couvert.

Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait son ovale
et dont il jaunissait la bordure. L’éclat, mais non la clarté, était
enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le
petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses
arêtes blanches avec une précision et un fini accablants. Un peu de
vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et,
contre le ciel blanchissant, le lointain des bois paraissait plus
bleu, comme peint dans ces camaïeux qui décorent les trumeaux des
anciennes demeures.

Mais d’autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous avait
menacés le capucin que l’opticien avait à sa devanture; les gouttes
d’eau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous
ensemble, descendaient à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent
point, elles ne vont pas à l’aventure pendant la rapide traversée,
mais chacune tenant sa place, attire à elle celle qui la suit et le
ciel en est plus obscurci qu’au départ des hirondelles. Nous nous
réfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini,
quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous
ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages,
et la terre était déjà presque séchée que plus d’une s’attardait à
jouer sur les nervures d’une feuille, et suspendue à la pointe,
reposée, brillant au soleil, tout d’un coup se laissait glisser de
toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.

Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les Saints et
les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs.
Que cette église était française! Au-dessus de la porte, les Saints,
les rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et
de funérailles, étaient représentés comme ils pouvaient l’être dans
l’âme de Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes
relatives à Aristote et à Virgile de la même façon que Françoise à la
cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle l’avait
personnellement connu, et généralement pour faire honte par la
comparaison à mes grands-parents moins «justes». On sentait que les
notions que l’artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au
XlXe siècle) avaient de l’histoire ancienne ou chrétienne, et qui se
distinguaient par autant d’inexactitude que de bonhomie, ils les
tenaient non des livres, mais d’une tradition à la fois antique et
directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante.
Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi,
virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de
Saint-André-des-Champs c’était le jeune Théodore, le garçon de chez
Camus. Françoise sentait d’ailleurs si bien en lui un pays et un
contemporain que, quand ma tante Léonie était trop malade pour que
Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans
son fauteuil, plutôt que de laisser la fille de cuisine monter se
faire «bien voir» de ma tante, elle appelait Théodore. Or, ce garçon
qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était tellement
rempli de l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment
des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux «pauvres
malades», à «sa pauvre maîtresse», qu’il avait pour soulever la tête
de ma tante sur son oreiller la mine naïve et zélée des petits anges
des bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de la
Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres
et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient qu’un
ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en
innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de
Théodore, enluminés de la rougeur d’une pomme mûre. Non plus appliquée
à la pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d’une
stature plus qu’humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui
lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les
joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une
grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et
mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide, insensible et courageux
des paysannes de la contrée. Cette ressemblance qui insinuait dans la
statue une douceur que je n’y avais pas cherchée, était souvent
certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à
couvert et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages
pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait
destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de juger
de la vérité de l’œuvre d’art. Devant nous, dans le lointain, terre
promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais
pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour
nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes
les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses
habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait
descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un
ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.

Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et
rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que
l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons
isolées, accrochées au flanc d’une colline plongée dans la nuit et
dans l’eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replié leurs
voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais
qu’importait la pluie, qu’importait l’orage! L’été, le mauvais temps
n’est qu’une humeur passagère, superficielle, du beau temps
sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et fluide
de l’hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s’est
solidifié en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter
sans compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé pour
toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons
et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans
le petit salon, où j’attendais l’heure du dîner en lisant, j’entendais
l’eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l’averse ne
faisait que vernir leurs feuilles et qu’ils promettaient de demeurer
là, comme des gages de l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la
continuité du beau temps; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus
de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses,
de petites feuilles en forme de cœur; et c’est sans tristesse que
j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage
des supplications et des salutations désespérées; c’est sans tristesse
que j’entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre
roucouler dans les lilas.

Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents renonçaient à la
promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l’habitude
d’aller, ces jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse,
dans l’automne où nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma
tante Léonie, car elle était enfin morte, faisant triompher à la fois
ceux qui prétendaient que son régime affaiblissant finirait par la
tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu’elle
souffrait d’une maladie non pas imaginaire mais organique, à
l’évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de se
rendre quand elle y aurait succombé; et ne causant par sa mort de
grande douleur qu’à un seul être, mais à celui-là, sauvage. Pendant
les quinze jours que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise
ne la quitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne
lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut
enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise
avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma
tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris pour

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