List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la
chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands
«devants de four» de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de
châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie,
la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort
de la réclusion la poésie de l’hivernage; je faisais quelques pas de
prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un
appui-tête au crochet; et le feu cuisant comme une pâte les
appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et
qu’avait déjà fait travailler et «lever» la fraîcheur humide et
ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les
boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial,
un immense «chausson» où, à peine goûtés les aromes plus
croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du
placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec
une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse,
fade, indigeste et fruitée de couvre-lit à fleurs.

Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute seule
à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce qu’elle croyait
avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu’elle eût
déplacé en parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps,
même seule, sans dire quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était
salutaire pour sa gorge et qu’en empêchant le sang de s’y arrêter,
cela rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont
elle souffrait; puis, dans l’inertie absolu où elle vivait, elle
prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire; elle
les douait d’une motilité qui lui rendait difficile de les garder pour
elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les
annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule
forme d’activité. Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser
tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût
personne dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent se dire à
elle-même: «Il faut que je me rappelle bien que je n’ai pas dormi»
(car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à
tous gardait le respect et la trace: le matin Françoise ne venait pas
«l’éveiller», mais «entrait» chez elle; quand ma tante voulait faire
un somme dans la journée, on disait qu’elle voulait «réfléchir» ou
«reposer»; et quand il lui arrivait de s’oublier en causant jusqu’à
dire: «Ce qui m’a réveillée» ou «j’ai rêvé que», elle rougissait et se
reprenait au plus vite).

Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser; Françoise faisait infuser
son thé; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place
sa tisane et c’étais moi qui étais chargé de faire tomber du sac de
pharmacie dans une assiette la quantité de tilleul qu’il fallait
mettre ensuite dans l’eau bouillante. Le desséchement des tiges les
avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel
s’ouvraient les fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées,
les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles,
ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les
impossible disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers
blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été
empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d’un nid.
Mille petits détails inutiles,—charmante prodigalité du
pharmacien,—qu’on eût supprimés dans une préparation factice, me
donnaient, comme un livre où on s’émerveille de rencontrer le nom
d’une personne de connaissance, le plaisir de comprendre que c’était
bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de
la Gare, modifiées, justement parce que c’étaient non des doubles,
mais elles-même et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère
nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère ancien, dans de
petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont
pas venus à terme; mais surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui
faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où
elles étaient suspendues comme de petites roses d’or,—signe, comme la
lueur qui révèle encore sur une muraille la place d’une fresque
effacée, de la différence entre les parties de l’arbre qui avaient été
«en couleur» et celles qui ne l’avaient pas été—me montrait que ces
pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacie
avaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge,
c’était leur couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans
cette vie diminuée qu’était la leur maintenant et qui est comme le
crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dan l’infusion
bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur
fanée une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il
était suffisamment amolli.

D’un côté de son lit était une grande commode jaune en bois de
citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine et du
maître-autel, où, au-dessus d’une statuette de la Vierge et d’une
bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des livres de messe et des
ordonnances de médicaments, tous ce qu’il fallait pour suivre de son
lit les offices et son régime, pour ne manquer l’heure ni de la
pepsine, ni des Vêpres. De l’autre côté, son lit longeait la fenêtre,
elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se
désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne
mais immémoriale de Combray, qu’elle commentait en-suite avec
Françoise.

Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle me renvoyait
par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste front
pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n’avait pas
encore arrangé ses faux cheveux, et où les vertèbres transparaissaient
comme les pointes d’une couronne d’épines ou les grains d’un rosaire,
et elle me disait: «Allons, mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer
pour la messe; et si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui de ne pas
s’amuser trop longtemps avec vous, qu’elle monte bientôt voir si je
n’ai besoin de rien.»

Françoise, en effet, qui était depuis des années a son service et ne
se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour tout à fait au nôtre
délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y
avait eu dans mon enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma
tante Léonie passait encore l’hiver à Paris chez sa mère, un temps où
je connaissais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant d’entrer
chez ma grand’tante, ma mère me mettait dans la main une pièce de cinq
francs et me disait: «Surtout ne te trompe pas de personne. Attends
pour donner que tu m’entendes dire: «Bonjour Françoise»; en même temps
je te toucherai légèrement le bras. A peine arrivions-nous dans
l’obscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans l’ombre,
sous les tuyaux d’un bonnet éblouissant, raide et fragile comme s’il
avait été de sucre filé, les remous concentriques d’un sourire de
reconnaissance anticipé. C’était Françoise, immobile et debout dans
l’encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de
sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de
chapelle, on distinguait sur son visage l’amour désintéressé de
l’humanité, le respect attendri pour les hautes classes qu’exaltait
dans les meilleures régions de son cœur l’espoir des étrennes. Maman
me pinçait le bras avec violence et disait d’une voix forte: «Bonjour
Françoise.» A ce signal mes doigts s’ouvraient et je lâchais la pièce
qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais
depuis que nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que
Françoise; nous étions ses préférés, elle avait pour nous, au moins
pendant les premières années, avec autant de considération que pour ma
tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de
faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que
noue entre les membres d’une famille la circulation d’un même sang,
autant de respect qu’un tragique grec), le charme de n’être pas ses
maîtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous
plaignant de n’avoir pas encore plus beau temps, le jour de notre
arrivée, la veille de Pâques, où souvent il faisait un vent glacial,
quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux,
si son petit-fils était gentil, ce qu’on comptait faire de lui, s’il
ressemblerait à sa grand’mère.

Et quand il n’y avait plus de monde là, maman qui savait que Françoise
pleurait encore ses parents morts depuis des années, lui parlait d’eux
avec douceur, lui demandait mille détails sur ce qu’avait été leur
vie.

Elle avait deviné que Françoise n’aimait pas son gendre et qu’il lui
gâtait le plaisir qu’elle avait à être avec sa fille, avec qui elle ne
causait pas aussi librement quand il était là. Aussi, quand Françoise
allait les voir, à quelques lieues de Combray, maman lui disait en
souriant: «N’est-ce pas Françoise, si Julien a été obligé de
s’absenter et si vous avez Margeurite à vous toute seule pour toute la
journée, vous serez désolée, mais vous vous ferez une raison?» Et
Françoise disait en riant: «Madame sait tout; madame est pire que les
rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire
pour se railler elle-même, ignorante, d’employer ce terme savant),
qu’on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans
le cœur», et disparaissait, confuse qu’on s’occupât d’elle, peut-être
pour qu’on ne la vît pas pleurer; maman était la première personne qui
lui donnât cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses
chagrins de paysanne pouvaient présenter de l’intérêt, être un motif
de joie ou de tristesse pour une autre qu’elle-même. Ma tante se
résignait à se priver un peu d’elle pendant notre séjour, sachant
combien ma mère appréciait le service de cette bonne si intelligente
et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa

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