List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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tout moment à voir apparaître l’image de Gilberte suivant son
institutrice, derrière la statue qui semblait tendre l’enfant qu’elle
portait et qui ruisselait de rayons, à la bénédiction du soleil. La
vieille lectrice des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à
la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un
geste amical de la main en lui criant: «Quel joli temps!» Et la
préposée s’étant approchée d’elle pour percevoir le prix du fauteuil,
elle faisait mille minauderies en mettant dans l’ouverture de son gant
le ticket de dix centimes comme si ç’avait été un bouquet, pour qui
elle cherchait, par amabilité pour le donateur, la place la plus
flatteuse possible. Quand elle l’avait trouvée, elle faisait exécuter
une évolution circulaire à son cou, redressait son boa, et plantait
sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui
dépassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en
indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit: «Vous reconnaissez
vos roses!»

J’emmenais Françoise au-devant de Gilberte jusqu’à l’Arc-de-Triomphe,
nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadé
qu’elle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la
fillette à la voix brève se jetait sur moi: «Vite, vite, il y a déjà
un quart d’heure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir bientôt.
On vous attend pour faire une partie de barres.» Pendant que je
montais l’avenue des Champs-Élysées, Gilberte était venue par la rue
Boissy-d’Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau temps pour faire
des courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa fille.
Aussi c’était ma faute; je n’aurais pas dû m’éloigner de la pelouse;
car on ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si
ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre
plus émouvants, non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la
durée de l’après-midi, comme une immense étendue d’espace et de temps
sur chacun des points et à chacun des moments de laquelle il était
possible qu’apparût l’image de Gilberte, mais encore cette image,
elle-même, parce que derrière cette image je sentais se cacher la
raison pour laquelle elle m’était décochée en plein cœur, à quatre
heures au lieu de deux heures et demie, surmontée d’un chapeau de
visite à la place d’un béret de jeu, devant les «Ambassadeurs» et non
entre les deux guignols, je devinais quelqu’une de ces occupations où
je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à rester
à la maison, j’étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue.
C’était ce mystère aussi qui me troublait quand, courant sur l’ordre
de la fillette à la voix brève pour commencer tout de suite notre
partie de barres, j’apercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous,
faisant une révérence à la dame aux Débats (qui lui disait: «Quel beau
soleil, on dirait du feu»), lui parlant avec un sourire timide, d’un
air compassé qui m’évoquait la jeune fille différente que Gilberte
devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite,
dans toute son autre existence qui m’échappait. Mais de cette
existence personne ne me donnait l’impression comme M. Swann qui
venait un peu après pour retrouver sa fille. C’est que lui et Mme
Swann,—parce que leur fille habitait chez eux, parce que ses études,
ses jeux, ses amitiés dépendaient d’eux—contenaient pour moi, comme
Gilberte, peut-être même plus que Gilberte, comme il convenait à des
lieux tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un
inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait
était de ma part l’objet d’une préoccupation si constante que les
jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j’avais vu si souvent autrefois
sans qu’il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mes parents)
venait chercher Gilberte aux Champs-Élysées, une fois calmés les
battements de cœur qu’avait excités en moi l’apparition de son chapeau
gris et de son manteau à pèlerine, son aspect m’impressionnait encore
comme celui d’un personnage historique sur lequel nous venons de lire
une série d’ouvrages et dont les moindres particularités nous
passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand j’en
entendais parler à Combray, me semblaient indifférentes, prenaient
maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme si personne
d’autre n’eût jamais connu les Orléans; elles le faisaient se détacher
vivement sur le fond vulgaire des promeneurs de différentes classes
qui encombraient cette allée des Champs-Elysées, et au milieu desquels
j’admirais qu’il consentît à figurer sans réclamer d’eux d’égards
spéciaux, qu’aucun d’ailleurs ne songeait à lui rendre, tant était
profond l’incognito dont il était enveloppé.

Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au
mien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l’air de
me connaître. (Cela me rappela qu’il m’avait pourtant vu bien souvent
à la campagne; souvenir que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que
depuis que j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son
père, et non plus le Swann de Combray; comme les idées sur lesquelles
j’embranchais maintenant son nom étaient différentes des idées dans le
réseau desquelles il était autrefois compris et que je n’utilisais
plus jamais quand j’avais à penser à lui, il était devenu un
personnage nouveau; je le rattachai pourtant par une ligne
artificielle secondaire et transversale à notre invité d’autrefois; et
comme rien n’avait plus pour moi de prix que dans la mesure où mon
amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le
regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où, aux
yeux de ce même Swann qui était en ce moment devant moi aux
Champs-Elysées et à qui heureusement Gilberte n’avait peut-être pas
dit mon nom, je m’étais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant
demander à maman de monter dans ma chambre me dire bonsoir, pendant
qu’elle prenait le café avec lui, mon père et mes grands-parents à la
table du jardin.) Il disait à Gilberte qu’il lui permettait de faire
une partie, qu’il pouvait attendre un quart d’heure, et s’asseyant
comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette
main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandis
que nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les
pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme d’un cœur et sont
comme les lilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme en
des lieux d’asile, tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y
disparaissant faisait faire le geste et assignait la destination
d’offrir en abondance les fruits ou les graines qu’il avait l’air d’y
picorer, tel autre sur le front de la statue, qu’il semblait surmonter
d’un de ces objets en émail desquels la polychromie varie dans
certaines œuvres antiques la monotonie de la pierre et d’un attribut
qui, quand la déesse le porte, lui vaut une épithète particulière et
en fait, comme pour une mortelle un prénom différent, une divinité
nouvelle.

Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes espérances, je
n’eus pas le courage de cacher ma déception à Gilberte.

—J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. Je
croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt
arrivée, vous allez partir! Tâchez de venir demain de bonne heure, que
je puisse enfin vous parler.

Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu’elle me répondit:

—Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! j’ai un
grand goûter; après-demain non plus, je vais chez une amie pour voir
de ses fenêtres l’arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le
lendemain encore à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt
Noël et les vacances du jour de l’An. Peut-être on va m’emmener dans
le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre
de Noël; en tous cas si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car
j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m’appelle.

Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de
soleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je ne pouvais pas
traîner mes jambes.

—Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un temps de
saison, il fait trop chaud. Hélas! mon Dieu, de partout il doit y
avoir bien des pauvres malades, c’est à croire que là-haut aussi tout
se détraque.

Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait
laissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux
Champs-Élysées. Mais déjà le charme dont, par son simple
fonctionnement, se remplissait mon esprit dès qu’il songeait à elle,
la position particulière, unique,—fût elle affligeante,—où me plaçait
inévitablement par rapport à Gilberte, la contrainte interne d’un pli
mental, avaient commencé à ajouter, même à cette marque
d’indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes
larmes se formait un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un
baiser. Et quand vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme
tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me
dire enfin qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, et m’expliquera la
raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher
jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la
raison pour laquelle elle a pris l’apparence de la Gilberte simple
camarade.

Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la
lire, je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un coup je m’arrêtais
effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de
Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas être celle-là puisque c’était
moi qui venais de la composer. Et dès lors, je m’efforçais de
détourner ma pensée des mots que j’aurais aimé qu’elle m’écrivît, par
peur en les énonçant, d’exclure justement ceux-là,—les plus chers, les
plus désirés—, du champ des réalisations possibles. Même si par une
invraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettre que j’avais
inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y reconnaissant mon

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