List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuvent ramper sur le
mur ou décorer la croisée; pour moi, de toutes la plus chère depuis le
jour où elle était apparue sur notre balcon, comme l’ombre même de la
présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Elysées, et
dès que j’y arriverais, me dirait: «Commençons tout de suite à jouer
aux barres, vous êtes dans mon camp»; fragile, emportée par un
souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec
l’heure; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou
accomplira, et par là du bonheur immédiat par excellence, le bonheur
de l’amour; plus douce, plus chaude sur la pierre que n’est la mousse
même; vivace, à qui il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore
de la joie, même au cœur de l’hiver.

Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où le
beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous
la neige, quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait
trop couvert pour espérer que Gilberte sortît, alors tout d’un coup,
faisant dire à ma mère: «Tiens voilà justement qu’il fait beau, vous
pourriez peut-être essayer tout de même d’aller aux Champs-Élysées»,
sur le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu
entrelaçait des fils d’or et brodait des reflets noirs. Ce jour-là
nous ne trouvions personne ou une seule fillette prête à partir qui
m’assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées par
l’assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides.
Seule, près de la pelouse, était assise une dame d’un certain âge qui
venait par tous les temps, toujours hanarchée d’une toilette
identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de
laquelle j’aurais à cette époque sacrifié, si l’échange m’avait été
permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte
allait tous les jours la saluer; elle demandait à Gilberte des
nouvelles de «son amour de mère»; et il me semblait que si je l’avais
connue, j’avais été pour Gilberte quelqu’un de tout autre, quelqu’un
qui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses
petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les Débats
qu’elle appelait «mes vieux Débats» et, par genre aristocratique,
disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises:
«Mon vieil ami le sergent de ville», «la loueuse de chaises et moi qui
sommes de vieux amis».

Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu’au
pont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et même les
enfants s’approchaient sans peur comme d’une immense baleine échouée,
sans défense, et qu’on allait dépecer. Nous revenions aux
Champs-Élysées; je languissais de douleur entre les chevaux de bois
immobiles et la pelouse blanche prise dans le réseau noir des allées
dont on avait enlevé la neige et sur laquelle la statue avait à la
main un jet de glace ajouté qui semblait l’explication de son geste.
La vieille dame elle-même ayant plié ses Débats, demanda l’heure à une
bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en lui disant: «Comme
vous êtes aimable!» puis, priant le cantonnier de dire à ses petits
enfants de revenir, qu’elle avait froid, ajouta: «Vous serez mille
fois bon. Vous savez que je suis confuse!» Tout à coup l’air se
déchira: entre le guignol et le cirque, à l’horizon embelli, sur le
ciel entr’ouvert, je venais d’apercevoir, comme un signe fabuleux, le
plumet bleu de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse
dans ma direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de
fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du jeu; un peu
avant d’arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit
pour mieux garder son équilibre, soit parce qu’elle trouvait cela plus
gracieux, ou par affectation du maintien d’une patineuse, c’est les
bras grands ouverts qu’elle avançait en souriant, comme si elle avait
voulu m’y recevoir. «Brava! Brava! ça c’est très bien, je dirais comme
vous que c’est chic, que c’est crâne, si je n’étais pas d’un autre
temps, du temps de l’ancien régime, s’écria la vieille dame prenant la
parole au nom des Champs-Élysées silencieux pour remercier Gilberte
d’être venue sans se laisser intimider par le temps. Vous êtes comme
moi, fidèle quand même à nos vieux Champs-Élysées; nous sommes deux
intrépides. Si je vous disais que je les aime, même ainsi. Cette
neige, vous allez rire de moi, ça me fait penser à de l’hermine!» Et
la vieille dame se mit à rire.

Le premier de ces jours—auxquels la neige, image des puissances qui
pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d’un jour
de séparation et jusqu’à l’aspect d’un jour de départ parce qu’il
changeait la figure et empêchait presque l’usage du lieu habituel de
nos seules entrevues maintenant changé, tout enveloppé de housses—, ce
jour fit pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un
premier chagrin qu’elle eût partagé avec moi. Il n’y avait que nous
deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec elle, c’était
non seulement comme un commencement d’intimité, mais aussi de sa
part,—comme si elle ne fût venue rien que pour moi par un temps
pareil—cela me semblait aussi touchant que si un de ces jours où elle
était invitée à une matinée, elle y avait renoncé pour venir me
retrouver aux Champs-Élysées; je prenais plus de confiance en la
vitalité et en l’avenir de notre amitié qui restait vivace au milieu
de l’engourdissement, de la solitude et de la ruine des choses
environnantes; et tandis qu’elle me mettait des boules de neige dans
le cou, je souriais avec attendrissement à ce qui me semblait à la
fois une prédilection qu’elle me marquait en me tolérant comme
compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de
fidélité qu’elle me gardait au milieu du malheur. Bientôt l’une après
l’autre, comme des moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes
noires sur la neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si
tristement commencé devait finir dans la joie, comme je m’approchais,
avant de jouer aux barres, de l’amie à la voix brève que j’avais
entendue le premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: «Non,
non, on sait bien que vous aimez mieux être dans le camp de Gilberte,
d’ailleurs vous voyez elle vous fait signe.» Elle m’appelait en effet
pour que je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le
soleil en lui donnant les reflets roses, l’usure métallique des
brocarts anciens, faisait un camp du drap d’or.

Ce jour que j’avais tant redouté fut au contraire un des seuls où je
ne fus pas trop malheureux.

Car, moi qui ne pensais plus qu’à ne jamais rester un jour sans voir
Gilberte (au point qu’une fois ma grand’mère n’étant pas rentrée pour
l’heure du dîner, je ne pus m’empêcher de me dire tout de suite que si
elle avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de
quelque temps aux Champs-Élysées; on n’aime plus personne dès qu’on
aime) pourtant ces moments où j’étais auprès d’elle et que depuis la
veille j’avais si impatiemment attendus, pour lesquels j’avais
tremblé, auxquels j’aurais sacrifié tout le reste, n’étaient nullement
des moments heureux; et je le savais bien car c’était les seuls
moments de ma vie sur lesquels je concentrasse une attention
méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en eux un atome de
plaisir.

Tout le temps que j’étais loin de Gilberte, j’avais besoin de la voir,
parce que cherchant sans cesse à me représenter son image, je
finissais par ne plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à
quoi correspondait mon amour. Puis, elle ne m’avait encore jamais dit
qu’elle m’aimait. Bien au contraire, elle avait souvent prétendu
qu’elle avait des amis qu’elle me préférait, que j’étais un bon
camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas
assez au jeu; enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentes
de froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais pour elle
un être différent des autres, si cette croyance avait pris sa source
dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela
était, dans l’amour que j’avais pour elle, ce qui la rendait autrement
résistante, puisque cela la faisait dépendre de la manière même dont
j’étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte.
Mais les sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je ne les
lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes les pages de mes
cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse, mais à la vue
de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pour cela à
moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente
sans qu’elle fût mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé
parce qu’elles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait même
pas, mais de mon propre désir qu’elles semblaient me montrer comme
quelque chose de purement personnel, d’irréel, de fastidieux et
d’impuissant. Le plus pressé était que nous nous vissions Gilberte et
moi, et que nous puissions nous faire l’aveu réciproque de notre
amour, qui jusque-là n’aurait pour ainsi dire pas commencé. Sans doute
les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient
été moins impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que
devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions
de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à
Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à la
réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir besoin d’être certain
qu’elle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui
avouer notre inclination pour elle, afin d’entretenir plus vivace
l’inclination qu’elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui
pour obtenir une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres.
Mais à l’époque où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’Amour
existait réellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus
que nous écartions les obstacles, il offrait ses bonheurs dans un
ordre auquel on n’était pas libre de rien changer; il me semblait que

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