List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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lune, qui doublant et reculant chaque chose par l’extension devant
elle de son reflet, plus dense et concret qu’elle-même, avait à la
fois aminci et agrandi le paysage comme un plan replié jusque-là,
qu’on développe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de
marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exécuté
jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne
bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait
circonscrit. Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, les
bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à
l’autre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel «fini»
qu’ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à leur
pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par
l’orchestre du Conservatoire que quoiqu’on n’en perde pas une note on
croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous
les vieux abonnés,—les sœurs de ma grand’mère aussi quand Swann leur
avait donné ses places,—tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté
les progrès lointains d’une armée en marche qui n’aurait pas encore
tourné la rue de Trévise.

Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui qui
pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences
les plus graves, bien plus graves en vérité qu’un étranger n’aurait pu
le supposer, de celles qu’il aurait cru que pouvaient produire seules
des fautes vraiment honteuses. Mais dans l’éducation qu’on me donnait,
l’ordre des fautes n’était pas le même que dans l’éducation des autres
enfants et on m’avait habitué à placer avant toutes les autres (parce
que sans doute il n’y en avait pas contre lesquelles j’eusse besoin
d’être plus soigneusement gardé) celles dont je comprends maintenant
que leur caractère commun est qu’on y tombe en cédant à une impulsion
nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne déclarait pas
cette origine qui aurait pu me faire croire que j’étais excusable d’y
succomber ou même peut-être incapable d’y résister. Mais je les
reconnaissais bien à l’angoisse qui les précédait comme à la rigueur
du châtiment qui les suivait; et je savais que celle que je venais de
commettre était de la même famille que d’autres pour lesquelles
j’avais été sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand
j’irais me mettre sur le chemin de ma mère au moment où elle monterait
se coucher, et qu’elle verrait que j’étais resté levé pour lui redire
bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la maison,
on me mettrait au collège le lendemain, c’était certain. Eh bien!
dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimais encore
mieux cela. Ce que je voulais maintenant c’était maman, c’était lui
dire bonsoir, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la
réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin.

J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand
le grelot de la porte m’eut averti qu’il venait de partir, j’allai à
la fenêtre. Maman demandait à mon père s’il avait trouvé la langouste
bonne et si M. Swann avait repris de la glace au café et à la
pistache. «Je l’ai trouvée bien quelconque, dit ma mère; je crois que
la prochaine fois il faudra essayer d’un autre parfum.» «Je ne peux
pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma grand’tante, il est
d’un vieux!» Ma grand’tante avait tellement l’habitude de voir
toujours en Swann un même adolescent, qu’elle s’étonnait de le trouver
tout à coup moins jeune que l’âge qu’elle continuait à lui donner. Et
mes parents du reste commençaient à lui trouver cette vieillesse
anormale, excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous
ceux pour qui il semble que le grand jour qui n’a pas de lendemain
soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et
que les moments s’y additionnent depuis le matin sans se diviser
ensuite entre des enfants. «Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec
sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain
monsieur de Charlus. C’est la fable de la ville.» Ma mère fit
remarquer qu’il avait pourtant l’air bien moins triste depuis quelque
temps. «Il fait aussi moins souvent ce geste qu’il a tout à fait comme
son père de s’essuyer les yeux et de se passer la main sur le front.
Moi je crois qu’au fond il n’aime plus cette femme.» «Mais
naturellement il ne l’aime plus, répondit mon grand-père. J’ai reçu de
lui il y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis
empressé de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses
sentiments au moins d’amour, pour sa femme. Hé bien! vous voyez, vous
ne l’avez pas remercié pour l’Asti», ajouta mon grand-père en se
tournant vers ses deux belles-sœurs. «Comment, nous ne l’avons pas
remercié? je crois, entre nous, que je lui ai même tourné cela assez
délicatement», repondit ma tante Flora. «Oui, tu as très bien arrangé
cela: je t’ai admirée», dit ma tante Céline. «Mais toi tu as été très
bien aussi.» «Oui j’étais assez fière de ma phrase sur les voisins
aimables.» «Comment, c’est cela que vous appelez remercier! s’écria
mon grand-père. J’ai bien entendu cela, mais du diable si j’ai cru que
c’était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu’il n’a rien compris.»
«Mais voyons, Swann n’est pas bête, je suis certaine qu’il a apprécié.
Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le
prix du vin!» Mon père et ma mère restèrent seuls, et s’assirent un
instant; puis mon père dit: «Hé bien! si tu veux, nous allons monter
nous coucher.» «Si tu veux, mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de
sommeil; ce n’est pas cette glace au café si anodine qui a pu pourtant
me tenir si éveillée; mais j’aperçois de la lumière dans l’office et
puisque la pauvre Françoise m’a attendue, je vais lui demander de
dégrafer mon corsage pendant que tu vas te déshabiller.» Et ma mère
ouvrit la porte treillagée du vestibule qui donnait sur l’escalier.
Bientôt, je l’entendis qui montait fermer sa fenêtre. J’allai sans
bruit dans le couloir; mon cœur battait si fort que j’avais de la
peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais
d’épouvante et de joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière
projetée par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même; je
m’élançai. A la première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne
comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure prit une expression
de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en effet pour bien
moins que cela on ne m’adressait plus la parole pendant plusieurs
jours. Si maman m’avait dit un mot, ç’aurait été admettre qu’on
pouvait me reparler et d’ailleurs cela peut-être m’eût paru plus
terrible encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui
allait se préparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une
parole c’eût été le calme avec lequel on répond à un domestique quand
on vient de décider de le renvoyer; le baiser qu’on donne à un fils
qu’on envoie s’engager alors qu’on le lui aurait refusé si on devait
se contenter d’être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon
père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se
déshabiller et pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me dit d’une
voix entrecoupée par la colère: «Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton
père ne t’ait vu ainsi attendant comme un fou!» Mais je lui répétais:
«Viens me dire bonsoir», terrifié en voyant que le reflet de la bougie
de mon père s’élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son
approche comme d’un moyen de chantage et espérant que maman, pour
éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser,
allait me dire: «Rentre dans ta chambre, je vais venir.» Il était trop
tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces
mots que personne n’entendit: «Je suis perdu!»

Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des
permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes plus larges
octroyés par ma mére et ma grand’mère parce qu’il ne se souciait pas
des «principes» et qu’il n’y avait pas avec lui de «Droit des gens».
Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me
supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si
consacrée, qu’on ne pouvait m’en priver sans parjure, ou bien, comme
il avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il me
disait: «Allons, monte te coucher, pas d’explication!» Mais aussi,
parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma grand’mère),
il n’avait pas à proprement parler d’intransigeance. Il me regarda un
instant d’un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué
en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit: «Mais va
donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de
dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de rien.»
«Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j’aie envie ou non de
dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet
enfant...» «Mais il ne s’agit pas d’habituer, dit mon père en haussant
les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l’air
désolé, cet enfant; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux! Quand tu
l’auras rendu malade, tu seras bien avancée! Puisqu’il y a deux lits
dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et
couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis
pas si nerveux que vous, je vais me coucher.»

On ne pouvait pas remercier mon père; on l’eût agacé par ce qu’il
appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement; il
était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le
cachemire de l’Inde violet et rose qu’il nouait autour de sa tête
depuis qu’il avait des névralgies, avec le geste d’Abraham dans la
gravure d’après Benozzo Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à
Sarah qu’elle a à se départir du côté d’Ïsaac. Il y a bien des années
de cela. La muraille de l’escalier, où je vis monter le reflet de sa
bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussie bien des choses
ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles

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