List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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que Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie
dont il craignait que ne revînt pas l’à-propos si la conversation
changeait de cours, et qu’il débita avec cet excès de spontanéité et
d’assurance qui cherche à masquer la froideur et l’émoi inséparables
d’une récitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et s’en
amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté, car il
avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui
dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. A peine
avait-il commencé à faire le mouvement de tête et d’épaules de
quelqu’un qui s’esclaffle qu’aussitôt il se mettait à tousser comme
si, en riant trop fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et la
gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le
simulacre de suffocation et d’hilarité. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui
en face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait
les yeux avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l’air
de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la gaieté.

M. Verdurin avait d’ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe
de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de s’éloigner un instant
fit à mi-voix une plaisanterie qu’il avait apprise depuis peu et qu’il
renouvelait chaque fois qu’il avait à aller au même endroit: «Il faut
que j’aille entretenir un instant le duc d’Aumale», de sorte que la
quinte de M. Verdurin recommença.

—Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas
t’étouffer à te retenir de rire comme ça, lui dit Mme Verdurin qui
venait offrir des liqueurs.

—«Quel homme charmant que votre mari, il a de l’esprit comme quatre,
déclara Forcheville à Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier
comme moi, ça ne refuse jamais la goutte.»

—«M. de Forcheville trouve Odette charmante», dit M. Verdurin à sa
femme.

—Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. Nous allons
combiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il
met un peu de froid. Ça ne vous empêchera pas de venir dîner,
naturellement, nous espérons vous avoir très souvent. Avec la belle
saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein air. Cela ne vous
ennuie pas les petits dîners au Bois? bien, bien, ce sera très gentil.
Est-ce que vous n’allez pas travailler de votre métier, vous!
cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau
de l’importance de Forcheville, à la fois de son esprit et de son
pouvoir tyrannique sur les fidèles.

—M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi, dit Mme
Cottard à son mari quand il rentra au salon.

Et lui, poursuivant l’idée de la noblesse de Forcheville qui
l’occupait depuis le commencement du dîner, lui dit:

—«Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus
étaient aux Croisades, n’est-ce pas? Ils ont, en Poméranie, un lac qui
est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de
l’arthrite sèche, c’est une femme charmante. Elle connaît du reste Mme
Verdurin, je crois.

Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après,
seul avec Mme Cottard, de compléter le jugement favorable qu’il avait
porté sur son mari:

—Et puis il est intéressant, on voit qu’il connaît du monde. Dame, ça
sait tant de choses, les médecins.

—Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.

—Ah! bigre! ce n’est pas au moins le «Serpent à Sonates»? demanda M.
de Forcheville pour faire de l’effet.

Mais le docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne
le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il
s’approcha vivement pour la rectifier:

—«Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent à
sonnettes», dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal.

Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.

—Avouez qu’il est drôle, docteur?

—Oh! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard.

Mais ils se turent; sous l’agitation des trémolos de violon qui la
protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là—et comme
dans un pays de montagne, derrière l’immobilité apparente et
vertigineuse d’une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la
forme minuscule d’une promeneuse—la petite phrase venait d’apparaître,
lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau
transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cœur, s’adressa à
elle comme à une confidente de son amour, comme à une amie d’Odette
qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville.

—Ah! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin à un fidèle qu’elle n’avait
invité qu’en «cure-dents», «nous avons eu «un» Brichot incomparable,
d’une éloquence! Mais il est parti. N’est-ce pas, monsieur Swann? Je
crois que c’est la première fois que vous vous rencontriez avec lui,
dit-elle pour lui faire remarquer que c’était à elle qu’il devait de
le connaître. «N’est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot?»

Swann s’inclina poliment.

—Non? il ne vous a pas intéressé? lui demanda sèchement Mme Verdurin.

—«Mais si, madame, beaucoup, j’ai été ravi. Il est peut-être un peu
péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais parfois un
peu d’hésitations et de douceur, mais on sent qu’il sait tant de
choses et il a l’air d’un bien brave homme.

Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa
femme furent:

—J’ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.

—Qu’est-ce que c’est exactement que cette Mme Verdurin, un
demi-castor? dit Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir
avec lui.

Odette le vit s’éloigner avec regret, elle n’osa pas ne pas revenir
avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui
demanda s’il devait entrer chez elle, elle lui dit: «Bien entendu» en
haussant les épaules avec impatience. Quand tous les invités furent
partis, Mme Verdurin dit à son mari:

—As-tu remarqué comme Swann a ri d’un rire niais quand nous avons
parlé de Mme La Trémoïlle?»

Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaient
plusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pour
montrer qu’ils n’étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait
d’imiter leur fierté, mais n’avait pas bien saisi par quelle forme
grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler
l’emportant sur son intransigeance républicaine, elle disait encore
les de La Trémoïlle ou plutôt par une abréviation en usage dans les
paroles des chansons de café-concert et les légendes des
caricaturistes et qui dissimulait le de, les d’La Trémoïlle, mais elle
se rattrapait en disant: «Madame La Trémoïlle.» «La Duchesse, comme
dit Swann», ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait
qu’elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une
dénomination aussi naïve et ridicule.

—Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête.

Et M. Verdurin lui répondit:

—Il n’est pas franc, c’est un monsieur cauteleux, toujours entre le
zist et le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle
différence avec Forcheville. Voilà au moins un homme qui vous dit
carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas.
Ce n’est pas comme l’autre qui n’est jamais ni figue ni raisin. Du
reste Odette a l’air de préférer joliment le Forcheville, et je lui
donne raison. Et puis enfin puisque Swann veut nous la faire à l’homme
du monde, au champion des duchesses, au moins l’autre a son titre; il
est toujours comte de Forcheville, ajouta-t-il d’un air délicat, comme
si, au courant de l’histoire de ce comté, il en soupesait
minutieusement la valeur particulière.

—Je te dirai, dit Mme Verdurin, qu’il a cru devoir lancer contre
Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ridicules.
Naturellement, comme il a vu que Brichot était aimé dans la maison,
c’était une manière de nous atteindre, de bêcher notre dîner. On sent
le bon petit camarade qui vous débinera en sortant.

—Mais je te l’ai dit, répondit M. Verdurin, c’est le raté, le petit
individu envieux de tout ce qui est un peu grand.

En réalité il n’y avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant que
Swann; mais tous ils avaient la précaution d’assaisonner leurs
médisances de plaisanteries connues, d’une petite pointe d’émotion et
de cordialité; tandis que la moindre réserve que se permettait Swann,
dépouillée des formules de convention telles que: «Ce n’est pas du mal
que nous disons» et auxquelles il dédaignait de s’abaisser, paraissait
une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la moindre hardiesse
révolte parce qu’ils n’ont pas d’abord flatté les goûts du public et
ne lui ont pas servi les lieux communs auxquels il est habitué; c’est
de la même manière que Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme
pour eux, c’était la nouveauté de son langage qui faisait croire à là
noirceur de ses intentions.

Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez les
Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en beau, au travers de
son amour.

Il n’avait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, que
le soir; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chez
elle, il aurait aimé du moins ne pas cesser d’occuper sa pensée, et à
tous moments il cherchait à trouver une occasion d’y intervenir, mais
d’une façon agréable pour elle. Si, à la devanture d’un fleuriste ou
d’un joaillier, la vue d’un arbuste ou d’un bijou le charmait,
aussitôt il pensait à les envoyer à Odette, imaginant le plaisir
qu’ils lui avaient procuré, ressenti par elle, venant accroître la
tendresse qu’elle avait pour lui, et les faisait porter immédiatement
rue La Pérouse, pour ne pas retarder l’instant où, comme elle
recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte près
d’elle. Il voulait surtout qu’elle les reçût avant de sortir pour que
la reconnaissance qu’elle éprouverait lui valût un accueil plus tendre
quand elle le verrait chez les Verdurin, ou même, qui sait, si le
fournisseur faisait assez diligence, peut-être une lettre qu’elle lui

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