List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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qu’il soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du
professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu être
enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais
ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs
répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même
en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine
de l’intelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les
plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à
écœurer. Puis il était choqué, dans l’habitude qu’il avait des bonnes
manières, par le ton rude et militaire qu’affectait, en s’adressant à
chacun, l’universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout
perdu, ce soir-là, de son indulgence en voyant l’amabilité que Mme
Verdurin déployait pour ce Forcheville qu’Odette avait eu la
singulière idée d’amener. Un peu gênée vis-à-vis de Swann, elle lui
avait demandé en arrivant:

—Comment trouvez-vous mon invité?

Et lui, s’apercevant pour la première fois que Forcheville qu’il
connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez
bel homme, avait répondu: «Immonde!» Certes, il n’avait pas l’idée
d’être jaloux d’Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que
d’habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l’histoire de
la mère de Blanche de Castille qui «avait été avec Henri Plantagenet
des années avant de l’épouser», voulut s’en faire demander la suite
par Swann en lui disant: «n’est-ce pas, monsieur Swann?» sur le ton
martial qu’on prend pour se mettre à la portée d’un paysan ou pour
donner du cœur à un troupier, Swann coupa l’effet de Brichot à la
grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu’on voulût
bien l’excuser de s’intéresser si peu à Blanche de Castille, mais
qu’il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet,
était allé dans l’après-midi visiter l’exposition d’un artiste, ami de
Mme Verdurin qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir
par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces
dernières œuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les
précédentes.

—A ce point de vue-là, c’était extraordinaire, mais cela ne semblait
pas d’un art, comme on dit, très «élevé», dit Swann en souriant.

—Élevé... à la hauteur d’une institution, interrompit Cottard en
levant les bras avec une gravité simulée.

Toute la table éclata de rire.

—Quand je vous disais qu’on ne peut pas garder son sérieux avec lui,
dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où on s’y attend le moins,
il vous sort une calembredaine.

Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé. Du reste il
n’était pas très content que Cottard fît rire de lui devant
Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d’une façon
intéressante à Swann, ce qu’il eût probablement fait s’il eût été seul
avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau
sur l’habileté du maître disparu.

—Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis
le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si c’est fait
avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec
du soleil, avec du caca!

—Et un font douze, s’écria trop tard le docteur dont personne ne
comprit l’interruption.

—«Ça a l’air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de
découvrir le truc que dans la Ronde ou les Régentes et c’est encore
plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non,
je vous jure.»

Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu’ils
puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de
murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eût été
dérisoire à force de beauté:

—«Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration,
ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c’est
fait, c’en est sorcier, c’est de la rouerie, c’est du miracle
(éclatant tout à fait de rire): c’en est malhonnête!» En s’arrêtant,
redressant gravement la tête, prenant une note de basse profonde qu’il
tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: «et c’est si loyal!»

Sauf au moment où il avait dit: «plus fort que la Ronde», blasphème
qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait «la
Ronde» pour le plus grand chef-d’œuvre de l’univers avec «la Neuvième»
et «la Samothrace», et à: «fait avec du caca» qui avait fait jeter à
Forcheville un coup d’œil circulaire sur la table pour voir si le mot
passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et
conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le
peintre des regards fascinés par l’admiration.

—«Ce qu’il m’amuse quand il s’emballe comme ça, s’écria, quand il eut
terminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût justement si
intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première
fois. Et toi, qu’est-ce que tu as à rester comme cela, bouche bée
comme une grande bête? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant qu’il
parle bien; on dirait que c’est la première fois qu’il vous entend. Si
vous l’aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il
nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.»

—Mais non, c’est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son
succès, vous avez l’air de croire que je fais le boniment, que c’est
du chiqué; je vous y mènerai voir, vous direz si j’ai exagéré, je vous
fiche mon billet que vous revenez plus emballée que moi!

—Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement
que vous mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole
normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne
sommes pas si pressés, vous servez comme s’il y avait le feu, attendez
donc un peu pour donner la salade.

Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas
manquer d’assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait
trouver un mot juste. Elle sentait qu’il aurait du succès, cela la
mettait en confiance, et ce qu’elle en faisait était moins pour
briller que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne
laissa-t-elle pas échapper le mot de salade que venait de prononcer
Mme Verdurin.

—Ce n’est pas de la salade japonaise? dit-elle à mi-voix en se
tournant vers Odette.

Et ravie et confuse de l’à-propos et de la hardiesse qu’il y avait à
faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et
retentissante pièce de Dumas, elle éclata d’un rire charmant
d’ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible qu’elle resta quelques
instants sans pouvoir le maîtriser. «Qui est cette dame? elle a de
l’esprit», dit Forcheville.

—«Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi.»

—Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à
Swann, mais je n’ai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout
le monde parle. Le docteur y est allé (je me rappelle même qu’il m’a
dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et
j’avoue que je n’ai pas trouvé raisonnable qu’il louât des places pour
y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne regrette
jamais sa soirée, c’est toujours si bien joué, mais comme nous avons
des amis très aimables (Mme Cottard prononçait rarement un nom propre
et se contentait de dire «des amis à nous», «une de mes amies», par
«distinction», sur un ton factice, et avec l’air d’importance d’une
personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et
ont la bonne idée de nous emmener à toutes les nouveautés qui en
valent la peine, je suis toujours sûre de voir Francillon un peu plus
tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois
pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les
salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette
malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu
fatigué, ajouta-t-elle en voyant que Swann n’avait pas l’air aussi
intéressé qu’elle aurait cru par une si brûlante actualité. Il faut
avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez
amusantes. Ainsi j’ai une de mes amies qui est très originale, quoique
très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétend qu’elle a
fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre
tout ce qu’Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité
quelques amies à venir en manger. Malheureusement je n’étais pas des
élues. Mais elle nous l’a raconté tantôt, à son jour; il paraît que
c’était détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez,
tout est dans la manière de raconter, dit-elle en voyant que Swann
gardait un air grave.

Et supposant que c’était peut-être parce qu’il n’aimait pas
Francillon:

—Du reste, je crois que j’aurai une déception. Je ne crois pas que
cela vaille Serge Panine, l’idole de Mme de Crécy. Voilà au moins des
sujets qui ont du fond, qui font réfléchir; mais donner une recette de
salade sur la scène du Théâtre-Français! Tandis que Serge Panine! Du
reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c’est
toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le Maître de
Forges que je préférerais encore à Serge Panine.

—«Pardonnez-moi, lui dit Swann d’un air ironique, mais j’avoue que mon
manque d’admiration est à peu près égal pour ces deux chefs-d’œuvre.»

—«Vraiment, qu’est-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris?
Trouvez-vous peut-être que c’est un peu triste? D’ailleurs, comme je
dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les
pièces de théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous pouvez trouver
détestable ce que j’aime le mieux.»

Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,
tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait
exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce qu’il avait appelé le
petit «speech» du peintre.

—Monsieur a une facilité de parole, une mémoire! avait-il dit à Mme
Verdurin quand le peintre eut terminé, comme j’en ai rarement
rencontré. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un

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