List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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mes maîtres.

Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation
mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains
passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde,
mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun
des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la
folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose
d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval,
qui pourtant s’observent en effet.

—Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois
autant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d’une
personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à
ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos
malades, vous, au moins!

—Mais, Madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton air
ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de
la science... C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire: «C’est Potain
qui me soigne.»

—Ah! c’est plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les
maladies, maintenant? je ne savais pas ça... Ce que vous m’amusez,
s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et
moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous
me faisiez monter à l’arbre.

Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre
à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en
songeant avec tristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur
le terrain de l’amabilité.

—Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à
Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple,
charmant; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme
cela, vous pouvez les amener.

M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la
tante du pianiste.

—Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu
ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de
la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis
plusieurs années. La première fois ne compte pas, c’était utile pour
prendre langue. Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver
demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?

—Mais non, il ne veut pas.

—Ah! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au
dernier moment!

A la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait
les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de
banlieue où on allait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus
souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un
jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières,
de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait
beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de
Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes,
mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de
cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg
Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde
officiel, répondit:

—Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise
des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à
l’Elysée.

—Comment ça, à l’Elysée? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.

—Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa
phrase avait produit.

Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie:

—Ça vous prend souvent?

Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait: «Ah! bon,
bon, ça va bien» et ne montrait plus trace d’émotion.

Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui
procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement
qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles,
ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.

—Comment ça, M. Grévy? vous connaissez M. Grévy? dit-il à Swann de
l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à
voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots «à
qui il a affaire», comme disent les journaux, assure au pauvre dément
qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale
du dépôt.

—Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire
que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement
et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont
d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table,
répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop
éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le
Président de la République.

Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette
opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que
c’était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il
ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât
l’Elysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des déjeuners que
l’invité avouait lui-même être ennuyeux.

—«Ah! bien, bien, ça va bien», dit-il sur le ton d’un douanier,
méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne
son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.

—«Ah! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners,
vous avez de la vertu d’y aller, dit Mme Verdurin, à qui le Président
de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement
redoutable parce qu’il disposait de moyens de séduction et de
contrainte qui, employés à l’égard des fidèles, eussent été capables
de les faire lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il
mange avec ses doigts.»

—«En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller»,
dit le docteur avec une nuance de commisération; et, se rappelant le
chiffre de huit convives: «Sont-ce des déjeuners intimes?»
demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une
curiosité de badaud.

Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République
finit pourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la
malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait
avec intérêt: «Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations
personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman?»
Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour
l’exposition dentaire.

—«Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne
laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce
que j’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les
doigts.»

Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur
sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont
il n’avait jamais parlé.

Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les
Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le
soir et n’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances
d’Odette.

—«Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela»,
lui disait-elle.

—«Et Mme Verdurin?»

—«Oh! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a pas
été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de
s’arranger.

—«Vous êtes gentille.»

Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant
seulement à la retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs
qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait
pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d’autre part,
préférant infiniment à celle d’Odette, la beauté d’une petite ouvrière
fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait
mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir
Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais
qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite
ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher
Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses
bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les
Verdurin. A son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses
qu’il avait envoyées le matin lui disait: «Je vous gronde» et lui
indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait pour eux deux,
la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur
amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant
quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis
tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de
Pieter De Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte
entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une
lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante,
pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle
passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de
sa grâce, avec le même ineffable sourire; mais Swann y croyait
distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la
vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère,
elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède
au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en
elle-même,—en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui
ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée,
et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles—, que comme un
gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin que pour le
petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les
unissait; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait
prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste
la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage.
«Qu’avez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit. C’est ça notre
morceau.» Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si
proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux,

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