List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier
dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité
abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné,
l’illusion d’une sorte de fécondité et par là me distrayaient de
l’ennui, du sentiment de mon impuissance que j’avais éprouvés chaque
fois que j’avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre
littéraire. Mais le devoir de conscience était si ardu que
m’imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur—de
tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne
tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de
me dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue. Par bonheur
mes parents m’appelaient, je sentais que je n’avais pas présentement
la tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et
qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et
ne pas me fatiguer d’avance sans résultat. Alors je ne m’occupais plus
de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum,
bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le
revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme
les poissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je
rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui
préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre
chose et ainsi s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre
les fleurs que j’avais cueillies dans mes promenades ou les objets
qu’on m’avait donnés), une pierre où jouait un reflet, un toit, un son
de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous
lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentie que je
n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois
pourtant,—où notre promenade s’étant prolongée fort au delà de sa
durée habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à
mi-chemin du retour, comme l’après-midi finissait, le docteur
Percepied qui passait en voiture à bride abattue, nous avait reconnus
et fait monter avec lui,—j’eus une impression de ce genre et ne
l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On m’avait fait monter
près du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait
encore avant de rentrer à Combray à s’arrêter à Martinville-le-Sec
chez un malade à la porte duquel il avait été convenu que nous
l’attendrions. Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce
plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les
deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant
et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient
l’air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé
d’eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus
élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d’eux.

En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de
leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je
n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était
derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils
semblaient contenir et dérober à la fois.

Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l’air de si peu
nous rapprocher d’eux, que je fus étonné quand, quelques instants
après, nous nous arrêtâmes devant l’église de Martinville. Je ne
savais pas la raison du plaisir que j’avais eu à les apercevoir à
l’horizon et l’obligation de chercher à découvrir cette raison me
semblait bien pénible; j’avais envie de garder en réserve dans ma tête
ces lignes remuantes au soleil et de n’y plus penser maintenant. Et il
est probable que si je l’avais fait, les deux clochers seraient allés
à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de sons, que
j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu’ils
m’avaient procuré et que je n’ai jamais approfondi. Je descendis
causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes,
je repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore
les clochers qu’un peu plus tard, j’aperçus une dernière fois au
tournant d’un chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposé à causer,
ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute d’autre
compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de me
rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces
ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se
déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut, j’eus
une pensée qui n’existait pas pour moi l’instant avant, qui se formula
en mots dans ma tête, et le plaisir que m’avait fait tout à l’heure
éprouver leur vue s’en trouva tellement accru que, pris d’une sorte
d’ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. A ce moment et comme
nous étions déjà loin de Martinville en tournant la tête je les
aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà
couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient, puis
ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis plus.

Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de
Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase,
puisque c’était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que
cela m’était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je
composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience
et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j’ai
retrouvé depuis et auquel je n’ai eu à faire subir que peu de
changements:

«Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase
campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville.
Bientôt nous en vîmes trois: venant se placer en face d’eux par une
volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait
rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les
trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois
oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on distingue au soleil.
Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances, et les
clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du
couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer
et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que je
pensais au temps qu’il faudrait encore pour les atteindre quand, tout
d’un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds; et
ils s’étaient jetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le
temps d’arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes
notre route; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de
temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes
avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ses
clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d’adieu leurs
cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres
pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de
direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et
disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà
près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une
dernière fois de très loin qui n’étaient plus que comme trois fleurs
peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me
faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende,
abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité; et tandis
que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur
chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles
silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un
derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule
forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit.» Je ne
repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du
siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier
les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus
fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait
si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient
derrière eux, que, comme si j’avais été moi-même une poule et si je
venais de pondre un oeuf, je me mis à chanter à tue-tête. 

Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au
plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de
pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide
de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la vie que de
se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand sur
le chemin du retour j’avais aperçu sur la gauche une ferme, assez
distante de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et
à partir de laquelle pour entrer dans Combray il n’y avait plus qu’à
prendre une allée de chênes bordée d’un côté de prés appartenant
chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui
y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le
dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à
battre, je savais qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et
que, comme c’était de règle les jours où nous étions allés du côté de
Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m’enverrait me
coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table
comme s’il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir
dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d’entrer était aussi
distincte de la zone, où je m’élançais avec joie il y avait un moment
encore que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par
une ligne d’une bande verte ou d’une bande noire. On voit un oiseau
voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au
noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à l’heure
m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager, d’être heureux,
j’étais maintenant tellement en dehors d’eux que leur accomplissement
ne m’eût fait aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour
pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais,

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