List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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flamme et portent les couleurs; parfois c’est une simple maison
solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à
tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de
désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse
machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour
un enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et
recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour
son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret
inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont
toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi,
reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié
bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable,
sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la
lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées àvotre âge,
petit garçon. Bonne nuit, voisins», ajouta-t-il en nous quittant avec
cette brusquerie évasive dont il avait l’habitude et, se retournant
vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation:
«Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dépend de l’état du
cœur», nous cria-t-il.

Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de
questions, ce fut peine inutile: comme cet escroc érudit qui employait
à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la
centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative,
mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait
fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie
céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu’à deux
kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et d’être obligé à nous
offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été pour lui un tel
sujet d’effroi s’il avait été absolument certain,—comme il aurait dû
l’être en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma
grand’mère—que nous n’en aurions pas profité.

...

Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir
faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement de
la saison où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du
Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres
de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui
se reflétait plus loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée souvent
d’un froid assez vif, s’associait, dans mon esprit, à la rougeur du
feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi
au plaisir poétique donné par la promenade, le plaisir de la
gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l’été, au contraire,
quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore; et pendant
la visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui
s’abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands
rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de
petits morceaux d’or le bois de citronnier de la commode, illuminait
obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle prend dans les
sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y
avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations
momentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue du
Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres et l’étang
au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà
couleur d’opale et un long rayon de lune qui allait en s’élargissant
et se fendillait de toutes les rides de l’eau le traversait tout
entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevions une
forme sur le pas de la porte et maman me disait:

—«Mon dieu! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète;
aussi nous rentrons trop tard.»

Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous montions vite
chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que,
contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était rien
arrivé, mais que nous étions allés «du côté de Guermantes» et, dame,
quand on faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien
qu’on ne pouvait jamais être sûr de l’heure à laquelle on serait
rentré.

—«Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu’ils
seraient allés du côté de Guermantes! Mon dieu! ils doivent avoir une
faim! et votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu’il a
attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer! comment, vous êtes allés
du côté de Guermantes!»

—«Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais
que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager.»

Car il y avait autour de Combray deux «côtés» pour les promenades, et
si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même
porte, quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre: le côté de
Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce
qu’on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le
côté de Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai
jamais connu que le «côté» et des gens étrangers qui venaient le
dimanche se promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante
elle-même et nous tous ne «connaissions point» et qu’à ce signe on
tenait pour «des gens qui seront venus de Méséglise». Quant à
Guermantes je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus
tard seulement; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était
pour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la
vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait
déjà plus à celui de Combray, Guermantes lui ne m’est apparu que comme
le terme plutôt idéal que réel de son propre «côté», une sorte
d’expression géographique abstraite comme la ligne de l’équateur,
comme le pôle, comme l’orient. Alors, «prendre par Guermantes» pour
aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi
dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon
père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue
de plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de
paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux
entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux
créations de notre esprit; la moindre parcelle de chacun d’eux me
semblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis
qu’à côté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de
l’autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient
posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage de
rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés que par le
spectateur épris d’art dramatique, les petites rues qui avoisinent un
théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs
distances kilométriques la distance qu’il y avait entre les deux
parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans
l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un
autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore
parce que cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers les
deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du
côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour
ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre, dans
les vases clos et sans communication entre eux, d’après-midi
différents.

Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop tôt
et même si le ciel était couvert, parce que la promenade n’était pas
bien longue et n’entraînait pas trop) comme pour aller n’importe où,
par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du
Saint-Esprit. On était salué par l’armurier, on jetait ses lettres à
la boîte, on disait en passant à Théodore, de la part de Françoise,
qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et l’on sortait de la ville
par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parc de M.
Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des
étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs
verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de
la barrière du parc leurs panaches de plumes mauves ou blanches que
lustrait, même à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné.
Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée
maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son pignon
gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé
vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin
français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon
désir d’enlacer leur taille souple et d’attirer à moi les boucles
étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter, mes
parents n’allant plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et,
pour ne pas avoir l’air de regarder dans le parc, au lieu de prendre
le chemin qui longe sa clôture et qui monte directement aux champs,
nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et
nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à mon
père:

—«Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa
fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer
vingt-quatre heures à Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque
ces dames ne sont pas là, cela nous abrégerait d’autant.»

Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas
approchait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres
mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des
parties du feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine,
leur mousse embaumée, se flétrissait, diminuée et noircie, une écume
creuse, sèche et sans parfum. Mon grand-père montrait à mon père en
quoi l’aspect des lieux était resté le même, et en quoi il avait
changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann le jour de
la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette
promenade une fois de plus.

Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil

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