List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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—«Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu’il
écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander.»
Je n’osai pas accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte.
«Est-ce que vous pourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère?»

—«L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste
homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue?» 

—«Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre.»

—«C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre,
dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savez
je ne crois pas beaucoup à la «hiérarchie!» des arts; (et je
remarquai, comme cela m’avait souvent frappé dans ses conversations
avec les sœurs de ma grand’mère que quand il parlait de choses
sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer
une opinion sur un sujet important, il avait soin de l’isoler dans une
intonation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait mise
entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte, et
dire: «la hiérarchie, vous savez, comme disent les gens ridicules»?
Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie?).
Un instant après il ajouta: «Cela vous donnera une vision aussi noble
que n’importe quel chef-d’œuvre, je ne sais pas moi... que»—et il se
mit à rire—«les Reines de Chartres!» Jusque-là cette horreur
d’exprimer sérieusement son opinion m’avait paru quelque chose qui
devait être élégant et parisien et qui s’opposait au dogmatisme
provincial des sœurs de ma grand’mère; et je soupçonnais aussi que
c’était une des formes de l’esprit dans la coterie où vivait Swann et
où par réaction sur le lyrisme des générations antérieures on
réhabilitait à l’excès les petits faits précis, réputés vulgaires
autrefois, et on proscrivait les «phrases». Mais maintenant je
trouvais quelque chose de choquant dans cette attitude de Swann en
face des choses. Il avait l’air de ne pas oser avoir une opinion et de
n’être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des
renseignements précis. Mais il ne se rendait donc pas compte que
c’était professer l’opinion, postuler, que l’exactitude de ces détails
avait de l’importance. Je repensai alors à ce dîner où j’étais si
triste parce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où il
avait dit que les bals chez la princesse de Léon n’avaient aucune
importance. Mais c’était pourtant à ce genre de plaisirs qu’il
employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle
autre vie réservait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des
choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre
guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à
des occupations dont il professait en même temps qu’elles sont
ridicules? Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de
Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier
mais au contraire était dans ce temps-là commun à tous les admirateurs
de l’écrivain, à l’amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme
Swann, ils disaient de Bergotte: «C’est un charmant esprit, si
particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu cherchée,
mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît
tout de suite que c’est de lui.» Mais aucun n’aurait été jusqu’à dire:
«C’est un grand écrivain, il a un grand talent.» Ils ne disaient même
pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le
savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie
particulière d’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de «grand
talent» dans notre musée des idées générales. Justement parce que
cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à fait
ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt
originalité, charme, délicatesse, force; et puis un jour nous nous
rendons compte que c’est justement tout cela le talent.

—«Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la
Berma?» demandai-je à M. Swann.

—Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être
épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je
m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous
voulez, il n’y a pas de semaine dans l’année où il ne dîne à la
maison. C’est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les
vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.

Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis
longtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous
fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me
faisant imaginer entre elles et nous de grandes distances, de leur
donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne se teignît
pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais
entendu dire par notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait
pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que
nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait
surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une si jolie
petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque
fois un même visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce
jour-là que Mlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant
comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que
quand elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on
lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce
convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami de sa famille:
Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à table, ce qui
correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma
grand’tante, c’étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets
qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais
voulu l’écouter rendre ses oracles, et qu’enfin, quand elle allait
visiter des villes, il cheminait à côté d’elle, inconnu et glorieux,
comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je
sentis en même temps que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien
je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la
douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami, que
je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souvent
maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche
d’une cathédrale, m’expliquant la signification des statues, et, avec
un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme son ami, à
Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient
naître en moi les cathédrales, le charme des coteaux de
l’Ile-de-France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses
reflets sur l’image que je me formais de Mlle Swann: c’était être tout
prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie
inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige
l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire
bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme
que sur son physique, voient en ce physique l’émanation d’une vie
spéciale. C’est pourquoi elles aiment les militaires, les pompiers;
l’uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient
baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux et doux; et un
jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses
conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du
profil régulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.

Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand’tante n’aurait pas
compris que je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de
s’occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de
semaine, elle m’aurait dit «Comment tu t’amuses encore à lire, ce
n’est pourtant pas dimanche» en donnant au mot amusement le sens
d’enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec
Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle
venait de voir passer Mme Goupil «sans parapluie, avec la robe de soie
qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant
vêpres elle pourrait bien la faire saucer».

—«Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non)» disait
Françoise pour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une
alternative plus favorable.

—«Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser
que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après
l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie...
Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clocher et ce
mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera
pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il
faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant que l’orage
n’aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma
tante dans l’esprit de qui le désir de hâter la descente de l’eau de
Vichy l’emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter
sa robe.»

—«Peut-être, peut-être.»

—«Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas grand abri.»

—«Comment, trois heures? s’écriait tout à coup ma tante en pâlissant,
mais alors les vêpres sont commencées, j’ai oublié ma pepsine! Je
comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur
l’estomac.»

Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté
d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait s’échapper de ces images,
bordées d’un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent
les pages des fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait
à lire au plus vite les textes sacrés dont l’intelligence lui était
légèrement obscurcie par l’incertitude de savoir si, prise aussi
longtemps après l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la
rattraper et de la faire descendre. «Trois heures, c’est incroyable ce
que le temps passe!»

Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi
d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé
tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant,

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