List Of Contents | Contents of Du côté de chez Swann (A la recherche du temps
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ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu’à une banale politesse. Je
résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête.
Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il
ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans
qu’aucun de nous l’ait jamais revu.

Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de
mon oncle Adolphe, et après m’être attardé aux abords de
l’arrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me
disait: «Je vais laisser ma fille de cuisine servir le café et monter
l’eau chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octave», je me décidais
à rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine
était une personne morale, une institution permanente à qui des
attributions invariables assuraient une sorte de continuité et
d’identité, à travers la succession des formes passagères en
lesquelles elle s’incarnait: car nous n’eûmes jamais la même deux ans
de suite. L’année où nous mangeâmes tant d’asperges, la fille de
cuisine habituellement chargée de les «plumer» était une pauvre
créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand
nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui
laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à
porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour
plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraux la forme
magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent
certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait
donné des photographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait
remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de
cuisine, il nous disait: «Comment va la Charité de Giotto?» D’ailleurs
elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la
figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait
en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt,
dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me
rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui
ressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cette
fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son
ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans
son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et
pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la
puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom
«Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle
d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée
de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage
énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule
aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle
piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle
aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son
cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière
passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui
le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L’Envie, elle, aurait
eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette
fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté
comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si
gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les
muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme
ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que
l’attention de l’Envie—et la nôtre du même coup—tout entière
concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à
d’envieuses pensées.

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de
Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle
d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées,
cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche
illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la
glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par
l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le
visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à
Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches
que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance
dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai
compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces
fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le
fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée
symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement
subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre
quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement
quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre
fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sans cesse
ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même encore,
bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté
effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui
est précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait
rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les
écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu’à ce
que nous appelons l’idée de la mort.

Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien
de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la
servante enceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins
allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente)
de l’âme d’un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de
sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme
on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de
rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des
incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient
généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de
chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun
attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la
heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et
sublime de la vraie bonté.

Pendant que la fille de cuisine,—faisant briller involontairement la
supériorité de Françoise, comme l’Erreur, par le contraste, rend plus
éclatant le triomphe de la Vérité—servait du café qui, selon maman
n’était que de l’eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de
l’eau chaude qui était à peine tiède, je m’étais étendu sur mon lit,
un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa
fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi
derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant
trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile
entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il
faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur
de la lumière ne m’était donnée que par les coups frappés dans la rue
de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne «reposait
pas» et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses
poussiéreuses, mais qui, retentissant dans l’atmosphère sonore,
spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres
écarlates; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans
leur petit concert, comme la musique de chambre de l’été: elle ne
l’évoque pas à la façon d’un air de musique humaine, qui, entendu par
hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie à
l’été par un lien plus nécessaire: née des beaux jours, ne renaissant
qu’avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n’en réveille pas
seulement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la
présence effective, ambiante, immédiatement accessible.

Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue,
ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi lumineuse que lui, et
offrait à mon imagination le spectacle total de l’été dont mes sens si
j’avais été en promenade, n’auraient pu jouir que par morceaux; et
ainsi elle s’accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures
racontées par mes livres et qui venaient l’émouvoir) supportait pareil
au repos d’une main immobile au milieu d’une eau courante, le choc et
l’animation d’un torrent d’activité.

Mais ma grand’mère, même si le temps trop chaud s’était gâté, si un
orage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de
sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture, j’allais du moins la
continuer au jardin, sous le marronnier, dans une petite guérite en
sparterie et en toile au fond de laquelle j’étais assis et me croyais
caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes
parents.

Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de
laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui
se passait au dehors? Quand je voyais un objet extérieur, la
conscience que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un
mince liseré spirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement
sa matière; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse
contact avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche d’un
objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se fait toujours
précéder d’une zone d’évaporation. Dans l’espèce d’écran diapré
d’états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément
ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément
cachées en moi-même jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que
j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en
moi, de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait
le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la
beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel
que fût ce livre. Car, même si je l’avais acheté à Combray, en

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